Pourquoi visiter l’exposition temporaire de Pilar Albarracín au Musée Goya de Castres : « N’éteins pas la flamme » ?
Pour la première fois depuis sa réouverture en 2023, le Musée Goya et d’Art Hispanique de Castres invite, jusqu’au 28 septembre, une artiste espagnole contemporaine : Pilar Albarracín. Née à Séville en 1968, cette photographe, vidéaste et plasticienne, explore depuis plus de 30 ans, la question du folklore espagnol à travers le prisme de la culture populaire et vernaculaire andalouses.
Je ne connaissais pas Pilar Albarracín. C’est donc sans attente, ni a priori, que je suis entrée dans cette exposition temporaire.
Première salle : choc immédiat !
Trois immenses photographies me font face. Une femme — l’artiste elle-même — posée au cœur des flammes, en mantille noire, digne et droite. Elle tient un livre. La Bible ? Non. L’Histoire de l’Espagne sous Franco. Tout est là : la mémoire, le feu, le corps.
Sur le mur d’en face, des photos de mains tiennent des bougies. Leurs ongles sont longs, colorés, pointus comme des capuchons de pénitents, couverts de symboles. Je suis happée. En tant que femme, je ressens immédiatement ce tiraillement : entre l’image de la sorcière promise au bûcher et le folklore espagnol récupéré par Franco. En une seconde, l’expo me percute.

Brûler les clichés pour raviver la mémoire ?
« No apagues mi fuego, déjame arder » — N’éteins pas ma flamme, laisse-moi brûler — donne son titre au triptyque. Le feu est ici à la fois instrument d’oppression (l’Inquisition), et flamme intérieure, source de révolte et de création. Albarracín ne veut ni fuir, ni être sauvée. Elle réclame le droit de brûler. Et avec elle, de réduire en cendres les carcans imposés.
Le parcours se poursuit et dans chaque salle, Pilar Albarracín déconstruit les images fabriquées de l’Espagne franquiste — cette Espagne de vitrine, figée, autoritaire. Elle tisse, détricote, brûle littéralement les symboles du régime : la pieuse Andalouse, le courageux torero, les broderies silencieuses et soumises.
A travers photos (beaucoup), vidéos, performances, installations, l’artiste distille non seulement sa propre vision, mais aussi la résistance de tout un peuple, ses douleurs, sa colère, sa révolte.
Le support de cette révolte – que je perçois silencieuse- c’est la plupart du temps son propre corps. Un corps féminin à la fois objet (de fantasmes, de désir, de culture) et sujet (qui donne à voir, qui dénonce, qui manifeste). Un corps que le politique aurait voulu contraint, maîtrisé, caché… et qui là s’expose et s’exprime.
Cette lutte iconoclaste ne se fait pas sans respect. Pilar Albarracín connaît parfaitement Goya, et engage avec lui un dialogue fécond. Elle place quelques-unes de ses gravures en regard de ses propres œuvres. L’un dénonçait les travers de son époque, non sans humour.
Pilar Albarracin manie elle aussi cet humour proche du grotesque. Dans la salle des gravures, on découvre l’artiste habillée en torera, triomphante, épée en main. À ses pieds, Tartero, un taureau de combat naturalisé. Symbole suprême de la virilité espagnole, il est là, couché, vaincu. Mais lorsque vous y serez, regardez mieux…

Face à La Junte des Philippines de Goya, une pièce monumentale : une peau de taureau tendue sur un cadre. À l’envers, brodée, la carte de l’Espagne d’avant Napoléon. À l’endroit, le cuir porte les cicatrices de l’animal, soulignées de fils rouges pendants, comme un châle andalou sanglant. L’Espagne n’est pas seulement un territoire : c’est un corps meurtri, un décor politique.
Plus loin, de grandes fleurs vous attirent immanquablement ; en vis-à-vis des photos rebrodées de fleurs là encore… Mise en scène de ces travaux silencieux dévolus aux femmes, à l’aspect à priori innocent. Mais une aiguille, ça pique, ça troue, ça laisse des traces visibles à qui sait les lire… Avancez donc un peu pour admirer ces belles fleurs sous un autre angle …
L’œuvre de Pilar Albarracín est indéniablement féministe, mais jamais misandre. Elle ne s’attaque pas aux hommes mais aux rôles sociaux, au système patriarcal, au récit collectif imposé et subi. Elle les réinterprète, les réinvesti pour mieux les retourner et nous révéler leur perversité. C’est un féminisme qui interroge, y compris les rôles que les femmes ont intégrés et accepté de rejouer au fil du temps… prenant ainsi une part active dans leur propre enfermement. Son féminisme est critique, autocritique, parfois féroce mais toujours juste.
Je suis sortie de cette exposition plus nourrie que je ne l’aurais cru. Je n’y ai pas trouvé l’histoire de l’Espagne sous le Franquisme, mais ce que le franquisme a voulu taire. Comme moi, vous sortirez peut-être avec plus de questions que de réponses… Et si, finalement, se réapproprier ses traditions, ce n’était pas les honorer telles quelles — mais les trahir un peu, pour mieux raviver la flamme ?
Et nous, n’avons-nous pas en nous des feux que nous n’avons jamais osé allumer ?
Bérangère DETOLSAN